C’est un rien, ça commence toujours comme ça, juste un écho, pas de quoi affoler une vie, et certainement pas lui, monsieur-je-me-moque-des-conséquences. C’est insidieux comme détérioration. Ce jour-là à l’hopital, après l’accident, ils ne lui ont rien dit, juste mentionnés les côtes cassées, les bleus et rien de grave ont-ils ajouté, tout ira bien qu’ils ont osé lui dire. MENTEURS ! Cassius oublie un élément important, sans quoi l’équation n’est pas valable – c’est sa femme, elle la vipère du système, elle le grain de sable dans le mécanisme. « Ne lui dites rien pour la cécité, ça le rendrait fou, il a déjà des pulsions suicidaires, ne lui donnez pas une raison de sauter par la fenêtre » Ce sont les mots qu’il n’a pas entendu, les murmures dans le couloir, les confidences d’une femme déjà sur le départ, papiers de divorce et avocat au bout du fil. Le champ de vision s’est réduit avec les années, et puis, tout est devenu flou, comme des lunettes tachées d’encre. Doucement il a perdu la notion des distances, d’un bras qui se tend cherche à attraper un livre mais tombe sur du vide. Et tous les gestes du quotidien ont été remis en question. A présent, ce sont des formes, des contours ombragés qu’il distingue encore. Pas de chien, pas de canne, pas de place d’handicapé – il refuse tout ça, les aides, les regards compatissants qu’il devine à leur voix mielleuse. Le plus complexe, c’est son boulot, parce qu’il se perd dans les couloirs, entre dans le mauvais amphi, percute quelques étudiants. Il ne peut pas abandonner Cassius, l’enseignement, c’est une part de sa vie, le tic réglé de son horloge. Alors il invente quelques stratagèmes, quelques détournements et les cours sont toujours là. Et puis l’erreur surgit, comme toujours, il faut encore une goutte d’eau pour que le vase déborde et que la colère implose. Melody. C’est une étudiante, une erreur, le caprice d’un mariage qui s’éternise, l’homme qui cherche encore à plaire à quelques gamines. Ridicule comportement qui mène à la chute. Sa femme devine immédiatement, elle le voit différent, elle voit aussi chaque détail, comme une chemise froissée, les cheveux défaits. Lui et sa perfection, lui et ses costumes – envolé ! Tout se délite. La discussion tombe un soir, d’un couperet qui s’abat à la nuque du condamné. Il ne peut rien nier, les faits sont là. Piètre avocat. La sentence est un contrat de divorce, et avec cela une prise des possessions, de la maison, de tout. Il s’égare dans une autre ville.

L’Italie est un manque constant, le trou percé dans la poitrine, l’écho de l’enfance et les mélodies qu’il entend, toujours, des sons à toutes les pièces, de ces instruments que les parents gardent jalousement. Il se veut pianiste mais échoue, alors violoniste mais c’est le même constat alarmant – incapable. La musique est appréciée mais les notes sont incomprises, seule la petite sœur parvient à surpasser les parents, et elle s’envole pour d’autres pays, connaît la gloire et s’éteint, de l’oiseau tué en plein vol. La balle est au bras, le trou béant des idioties, des seringues avec lesquelles elle joue, de la vie qu’elle mise. Il l’a sauve maladroitement, pendant un temps, et puis la lutte devient impossible. Là il s’enfuit, rejette tout, pas de regard en arrière, pas d’au-revoir pour les parents, juste la valise, juste un billet. De tout ça, il s’en souvient parfaitement, mais c’est le visage qui a disparu à sa mémoire. C’est toujours comme ça, la couleur des yeux, la forme du visage, et après, il ne reste que le rire dans la caboche. Un souvenir lointain, un prénom qui se murmure et s’égard avec les années. Lui aussi il joue avec la vie, la met en jeu, du canon qu’il pointe, mais la balle ne traverse pas le crâne, encore une fois, il gagne un sursis.

C’est une mélodie, quelques notes qu’il entend, ce n’est rien, de la musique, on en entend partout, mais pas celle-ci, quelque chose diffère et il court l’endiablé, part à la recherche de ce son. De rues qu’il parcourt, oublie le chemin, ne pourra pas repartir, quelques personnes contre lesquelles il se cogne, s’excuse et reprend le chemin. Un instant il n’entend plus rien, tout se confond avec l’agression des voitures et autres discussions. Déception. Cassius s'éloigne, incertain de tout ça, d’une folie pour des notes mais la mélodie revient aux tympans. L’immeuble, deuxième étage, il y entre par quelques stratagèmes, quelques : excusez-moi, j’ai oublié mes clés et ça fonctionne. Le pantin chute dans les marches, se relève, poussiéreux renard égaré. Puis c’est la porte devant lui, la folie soudaine, de trois coups et s’ouvre sur l’invisible, du visage il ne distingue que les contours, décoche un sourire à l’entente de la voix, sonorité aussi incroyable que la musique jouée. « Vous auriez du sucre ? » Qu’il demande, se maudit, et perd toute crédibilité.